Le combat écologique et économique sera long et douloureux mais il rendra à l’Homme toute sa dignité

Manif pour le climat, 2 décembre 2018, © [Grapher & Co] – Pierre Jeanjean

Notre conscience nous alerte

Nous savons bien aujourd’hui, nous le sentons au plus profond de nous-même, que nous ne pouvons plus continuer à vivre dans un monde comme le nôtre. Notre conscience nous alerte. La crise climatique et la crise énergétique viennent faire basculer[1] un système malade depuis bien longtemps qui vécut les premiers symptômes aigus de sa maladie en 2008 lors de la crise financière mondiale. Ces symptômes, bien qu’ils fussent graves, ont été assez rapidement neutralisés par une intervention financière massive des Etats. La vie du patient a pu ainsi être mise hors de danger.

L’argent subordonne l’humain, la nature et l’Etat

Depuis mars 2020, tout s’est accéléré. Nous découvrons que les crises que nous vivons sont le résultat de déséquilibres profonds que nous, humains de ce monde, ne pourrons plus longtemps supporter. L’expression des symptômes révèle aujourd’hui les causes du mal et une thérapie périphérique n’y fera rien. Le mode de vie du patient est désormais en jeu s’il veut préserver son existence. Ce sont les deux piliers du modèle économique actuel qu’il convient de faire évoluer drastiquement, à savoir un capitaliste mondialisé et un néolibéralisme tout puissant, qui subordonnent l’humain, la nature et l’État au fonctionnement des marchés financiers et numériques. On voit bien que le système actuel conduit à épuiser les ressources humaines et naturelles pour générer le plus de profit sans veiller à leur régénération. Les conséquences sont dramatiques. Les coûts environnementaux et sociaux sont externalisés et ce sont les plus pauvres et les plus vulnérables qui en payent le lourd tribut. Nous prenons conscience des inégalités qui sont révélées à l’occasion des dérèglements climatiques. Elles existaient bien entendu depuis longtemps. Mais aujourd’hui nous ne pouvons plus les ignorer.

Les pays, majoritairement du Sud, qui font face ces dernières années aux plus graves intempéries sont ceux dont l’activité n’a pas ou si peu participé au dérèglement climatique. Ces pays sont de surcroit les moins enclins à pouvoir y faire face par manque de moyens et de développement. Ils sont aussi ceux qui maîtrisent le moins leurs revenus. Un exemple parmi tant d’autres. Le marché du cacao. Les planteurs des pays tropicaux ne perçoivent que 6% des 100 milliards de dollars par an que représente le marché mondial du cacao et du chocolat, verrouillé par les grands industriels. Est-ce bien légitime ? Pourquoi ne pas rémunérer ces producteurs locaux au juste prix ? Comment pouvons-nous encore justifier ce système spéculatif ?

Nous sommes en tous cas à un point d’évolution majeur, qui par sa soudaineté, son ampleur et la multiplicité des enjeux qu’il révèle, lui confère les caractéristiques de ces moments de basculement dans notre Histoire.

Une conscience planétaire émergente

Ce modèle économique, incarné par les GAFAM et les multinationales, nous astreint depuis plusieurs décennies à un appauvrissement collectif. Même en période de croissance, les services sanitaires, culturels, éducatifs et de mobilité collective ont été désinvestis. La quête du lucre a tout supplanté.

A quelque chose malheur est bon. Les crises sanitaire, climatique et énergétique ont amorcé depuis deux ans un sursaut de conscience dans les populations du monde, exprimé dans les rues et sur les réseaux sociaux globalisés. Peut-être un peu de ce que le père Teilhard de Chardin appelait la Noosphère est en train d’émerger, cette communion d’esprit planétaire qui croît vers un état convergent d’unité et de spiritualisation de la matière[2]. Nous sommes en tous cas à un point d’évolution majeur, qui par sa soudaineté, son ampleur et la multiplicité des enjeux qu’il révèle, lui confère les caractéristiques de ces moments de basculement dans notre Histoire.

Trois voies seront capitales pour traverser ce basculement. (1) A titre individuel, il faudra aller toujours davantage vers des modes de vie et de production plus sobres et respectueux du vivant dans tous les domaines et inscrire cette démarche dans un sens commun qui nous manque tant. (2) A titre collectif, nous devrons continuer à défendre et consolider des nations et des institutions supranationales fortes, démocratiques, solidaires, autonomes et capables de résister aux régimes liberticides, illibéraux et impérialistes qui apparaissent dans le monde. Et en même temps, au plus près des réalités locales, nous devrons encourager des alliances d’intérêt général portées par des partenariats dans lesquels société civile, citoyens et entreprises doivent devenir des acteurs à part entière de l’intérêt général[3] sur le modèle de l’économie sociale et durable et deviennent une alternative crédible au système capitaliste et néolibéral hyper-individualiste[4]. (3) L’État doit redevenir un garant et un stratège de l’intérêt général pour financer massivement de nouvelles façons de produire, pour aider notre économie à se reconvertir, pour mieux répartir la richesse et pour améliorer les comportements collectifs[5] . Au consumérisme individualiste doit faire place une sobriété économique orientée par une vision durable et solidaire de notre société.

Inverser l’échelle des valeurs

Charles Peguy, en 1914, dans une vision hautement prémonitoire disait ceci du monde moderne : « Pour la première fois dans l’histoire du monde, l’argent est maître sans limitation ni mesure. Par on ne sait quelle effrayante aventure, par on ne sait quelle aberration de mécanisme, par un décalage, par un dérèglement, par un monstrueux affolement de la mécanique ce qui ne devait servir qu’à l’échange a complètement envahi la valeur à échanger. L’instrument est devenu la matière et l’objet et le monde. De là est venue cette immense prostitution du monde moderne. »

Dans le monde moderne, l’échelle des valeurs a été bouleversée. Pour dire vrai, elle a été anéantie. Et le combat qui débute aujourd’hui, celui d’inverser l’échelle des valeurs, sera long, ardu, douloureux mais nous pouvons augurer qu’il rendra à l’Homme toute sa dignité et replacera l’argent à sa juste place, celle qu’il n’aurait jamais dû quitter, à savoir un instrument de mesure et non la mesure de toute chose.

Titre original : Une conscience planétaire est en marche, celle de l’impérieuse nécessité d’un monde plus sobre, plus solidaire et plus collectif

Opinion parue sur le site LaLibre.be le 11 décembre 2022 et dans les colonnes de la libre Belgique le 2 janvier 2023.


[1] Le moment est venu du grand basculement, opinion de Pascal Warnier, La libre Belgique du 19 février 2019.

[2] Pour une spiritualité du cosmos. Découvrir Teilhard de Chardin, François Euvé, Editions Salvator, 2015.

[3] Etre radical. Dialogue entre deux générations pour transformer l’économie, B. et H. Sibille, Edition les petits matins, 2022.

[4] La sobriété est notre plus grande richesse, interview de Eloi Laurent, économiste français dans l’Obs du 8 septembre 2022.

[5] De la nécessité d’un Etat fort pour dynamiser la mutation de notre société, opinion de Pascal Warnier, La libre Belgique du 29 décembre 2020.

Une réflexion sur “Le combat écologique et économique sera long et douloureux mais il rendra à l’Homme toute sa dignité

  1. Manu Kodeck

    «Nous devrons tous apprivoiser la sobriété» Jacques Crahay

    Imaginer la transition par la relance ?
    Une erreur fondamentale, selon l’ancien patron des patrons wallons. « Il faut changer de logiciel, ne plus viser à produire davantage mais adhérer à l’idée qu’il faudra moins consommer. »

    Il s’était attiré une volée de bois vert il y a quatre ans, à la tête de l’Union wallonne des entreprises, en constatant l’existence d’un « bug » entre l’économie et l’écologie. En quittant ce 1er mars 2022 la direction du groupe Cosucra, spécialisé dans la production de protéines végétales, Jacques Crahay enfonce le clou. « La sobriété s’imposera à nous soit nous la subirons, soit nous ferons nôtre cet horizon. Auquel cas, il n’est pas trop tard pour imaginer, au départ du terrain et des citoyens, de nouvelles solutions. »

    Et pourtant …
    Quand je vois mes semblables qui pullulent dans le centre commercial de L’Esplanade à Louvain-la-Neuve, j’ai comme un doute …
    Beaucoup ne sont pas encore prêt (ou ne veulent pas) se libérer du consumérisme.

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