Comment remettre radicalement en cause certains modes de vie contemporains ?

Illustration de Olivier Poppe (avec l’autorisation de La Libre Belgique)

Oui, il est possible de faire évoluer les mentalités en vue de lutter contre les inégalités écologiques, économiques et sociales. Deux voies et une condition devraient être suivies.

Le lundi 7 février dernier, Paul Magnette, président du PS, déclarait à l’hebdomadaire flamand Humo : « Faisons de la Belgique un pays sans commerce électronique, avec de vrais magasins et des villes animées ». Cette nouvelle forme de commerce – désincarné – représente, disait-il, une régression sociale et environnementale. Une sortie provocante qui s’est faite sur fond de débat relatif au travail de nuit dont le Parti socialiste refusait au parlement d’en voir l’extension. Très vite, ses propos ont été vivement critiqués. On a pu lire dans la presse, dans les heures qui ont suivi cette sortie médiatique, des réactions aussi vives que caricaturales : « Le 19e siècle ne peut être un projet de société », « Paul Magnette vit encore à l’âge de pierre ».

La question que l’on peut se poser est de savoir si il est indécent aujourd’hui de remettre radicalement en cause certains attributs du progrès, comme l’a fait le premier édile de Charleroi, alors qu’ils sont souvent présentés comme étant le pourvoyeur de prospérité future, le vecteur de profit et d’emplois ou encore le promoteur de plus de bien-être pour la population ? Est-il indécent d’affirmer l’impérieuse nécessité d’amorcer un virage à 180° parce que nous avons le sentiment, et nous sommes de plus en plus nombreux à l’éprouver, que certains modes de vie nous conduisent vers un monde de plus en plus insaisissable et en définitive un monde qui trace son sillon vers plus d’inhumanité ? Byung-Chul Han dans son ouvrage « La fin des choses » (Acte Sud, 01/2022) fait le constat que le monde concret et durable est érodé au profit d’un univers plus éphémère, plus digital et plus artificiel. « Nous n’habitons plus la terre et le ciel, nous habitons Google Earth et le Cloud ».

Et si cet épisode politico-médiatique nous démontrait que les consciences semblent encore loin d’accepter des réformes profondes et de quitter des modes de vie et de production devenus intenables alors que de nombreuses inégalités sociales, économiques et écologiques croissent vertigineusement depuis la fin des années ‘80. Comment ne pas voir que le commerce en ligne mondialisé est nuisible, qu’il procède d’une atomisation cybernétique qui appauvrit le lien social et met en danger nos jeunes, qu’il incite toujours plus à la consommation impulsive, qu’il offre à ses employés des conditions de travail parfois très éloignées des standards occidentaux, qu’il fait exploser la consommation énergétique. Et pourtant, les achats en ligne des consommateurs belges ont progressé de 293 % en 10 ans. Autre commerce, autre exemple : le trafic aérien. Il est revenu à son niveau d’avant 2019 alors que l’on sait l’impact environnemental que produit ce mode de déplacement. Il en va de même pour le commerce et le tourisme maritime.

Nous savons aujourd’hui qu’il faut faire évoluer les mentalités et que cela nécessite d’y mettre les moyens, en sensibilisant sans relâche (voire en contraignant) le monde économique et la population à l’adoption de nouveaux comportements. On a vu combien la communication et les mesures de crise ont conduit, ces deux dernières années, une grande majorité d’entre nous à adopter de nouveaux comportements de prévention sanitaire, en un temps record. Pourquoi n’en irait-il pas de même pour changer notre modèle dominant, à la voracité unanimement reconnue et à bout de souffle, en un modèle plus social, écologique et solidaire ?

Pour cela, il nous semble que deux voies devraient être suivies :

1. Réaffirmer collectivement des principes et des valeurs – une éthique – qui s’appliqueraient à tous les domaines de notre vie comme le respect du vivant sous toutes ses formes, la sobriété dans les comportements humains, la justice sociale, économique et écologique et qui prendraient l’ascendance sur les sacro-saintes compétitivité, performance et rentabilité. L’ennemi, ce qui endort nos consciences et les rend dociles, est ce que Mark Hunyadi, philosophe à l’UCLouvain, qualifie de petite éthique dans son essai  La tyrannie des modes de vie  (Editions Le Bord de l’eau, 2015). L’éthique, selon cet auteur, n’est plus un garde-fou de nos pratiques et de notre système dans leur globalité mais en est devenue, pour éviter de les interroger au fond, leur vassale en les regardant sous la loupe de l’individu. En réintroduisant des balises à visée globale, les décisions publiques et les comportements individuels pourraient être réorientés pour changer en profondeur notre système et répondre aux urgences de ce XXIe siècle.

2. Lutter contre notre « adhésion affective » au système dont nous contribuons tous les jours à renforcer son emprise sur nos vies. Par nos choix et par nos comportements, ce système tisse la toile d’un consumérisme qui, dit encore le chercheur, « va dans le sens de nos inclinations naturelles, favorisant notre confort, exploitant notre fascination technique, excitant la passion infantile de profit et de compétition et nous obligeant à adopter ses valeurs fondamentales et à devenir des utilitaristes individualistes ». Le système productiviste et consumériste qu’est le capitalisme nous y encourage, souvent à notre insu.

La sortie de Paul Magnette vient bien à-propos. Malheureusement, elle émane du président du PS, parti politique qui a validé la venue du géant chinois Alibaba à Liège Airport dont la croissance est pointée du doigt par plusieurs associations dont Inter-Environnement Wallonie et le Réseau des consommateurs responsables1. On ne peut pas vraiment dire que cette décision encourage une transition économique durable. Il est à craindre que ce cri du coeur ne nuise plus qu’il ne soit l’avocat de cette transition urgente en raison justement de son décalage, qui saute aux yeux, avec des décisions politiques récentes.

Pour porter un changement « à la racine » de société, il faut des idées, des paroles et des décisions. Il faut surtout, pour qu’elles fassent sens et remportent l’adhésion de tous, que les responsables publiques qui les portent en incarnent la cohérence.

Cette opinion est parue dans La Libre Belgique du 16 août 2022

L’auteur a participé à la première université d’été chrétienne sur la justice sociale, qui s’est déroulée les 29-31 juillet 2022.

1« Miser sur Liège Airport, c’est développer notre capacité de nuire », Libre Eco du 23 avril 2022.

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